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Littérature anglaise - Page 32

  • Leonard et Virginia

    Après avoir relu l’été dernier le Journal de Virginia Woolf, je m’étais promis de lire Ma vie avec Virginia, des extraits de l’autobiographie de Leonard Woolf (2016, traduits de l’anglais par Micha Venaille qui les a sélectionnés). Moins de cent cinquante pages, mais que d’émotion à les lire !

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    Virginia et Leonard Woolf en 1912 (source)

    Petit-fils d’un tailleur juif, fils d’un avocat très attaché à l’éthique – « Justice et clémence » – et d’une mère, née en Hollande, dont il ne s’est guère senti aimé, Leonard Woolf (1880-1969) a été « un honnête homme hors du commun, inspirateur de la Société des Nations, pionnier de l’anticolonialisme, responsable influent du parti travailliste. » (Micha Venaille)

    Il y prend surtout la parole en tant qu’époux, mais on y découvre aussi l’homme. Son neveu Cécil Woolf affirme dans sa postface qu’« On ne pourrait pas aujourd’hui parler de Virginia Woolf si Leonard n’avait pas existé. Car elle n’aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs-d’œuvre. »

    Leonard Woolf commence par se situer. Juif mais athée, il ressent de la colère quand il pense à « ce système qui exige des êtres humains de travailler et de souffrir, de passer des années à acquérir des connaissances, de l’expérience, du savoir, et le jour où enfin ils pourraient mettre cela au service de l’humanité et la rendre heureuse, ils perdent leurs dents, leurs cheveux, leur esprit, et sont emportés – avec tout ce qu’ils ont appris – dans le néant de la tombe. »

    Rappelant ses études secondaires à Saint-Paul, Leonard W. écrit : « C’est là que j’ai commencé à me construire une carapace, une façade. » Le tremblement de ses mains depuis l’enfance, héréditaire, l’y a sans doute encouragé. Virginia, à l’opposé, avait quelque chose, dit-il, des « idiots » au sens que les Russes donnent à ce terme : des humains très intelligents, très directs, sans voile, « merveilleusement simples ».

    C’est à Cambridge qu’il devient l’ami de Lytton Strachey et de Thoby Stephen, à qui ses deux sœurs viennent rendre visite, « aussi exceptionnelles et impressionnantes que leur père », Vanessa et Virginia, belles « à couper le souffle ». Puis, en 1904, Leonard W. part pour Ceylan faire son service civil dans l’Administration coloniale cinghalaise – « une seconde naissance ».

    Mal à l’aise dans la vie mondaine coloniale où on ne parle que shopping, sport, potins, il prend conscience d’être « un impérialiste innocent, inconscient ». Il découvre l’Empire britannique de l’intérieur : « C’est là que j’ai compris ce qu’il était et pourquoi ça n’allait pas. » Dégoûté, il renonce à toute carrière là-bas et rentre en Angleterre en 1911.

    Il y retrouve ses amis, les « Apôtres » de Cambridge, les Stephen : Vanessa si belle, si calme, comme une divinité, et Virginia, moins belle à première vue, mais si lumineuse quand elle se détend, quand elle se concentre : « Son expression, la forme même de son visage, changeaient avec une rapidité inouïe dès que se faisaient sentir une tension, un souci, une inquiétude. » – « En fait, elle est la seule personne que j’ai connue intimement et dont je peux dire qu’elle méritait l’appellation de génie. »

    Les gens se retournaient sur elle, intrigués, souvent moqueurs à cause de son élégance personnelle ou de sa manière de marcher : « elle pensait toujours à quelque chose d’autre, se déplaçait lentement, songeant, rêvant. Ce qui faisait ricaner les sorcières et les mégères. » D’où son horreur d’être regardée ou photographiée – Leonard voit une « trace de cette souffrance » dans le buste réalisé par Stephen Tomlin.

    « Je n’ai jamais connu un écrivain qui, comme elle, pensait, réfléchissait continuellement et consciemment à son écriture, cherchant sans cesse une solution à tous les problèmes, qu’elle soit assise près du feu en hiver ou qu’elle sorte pour sa promenade quotidienne le long de la rive de l’Ouse. »

    Leonard et Virginia se fréquentent de plus en plus, il l’accompagne à Covent Garden, à Bayreuth, mais au fond il n’aime « ni Wagner ni son art ». Déclaration d’amour, demande en mariage – Virginia demande du temps et finit par accepter. Le bref récit de leur mariage civil à Saint-Pancras, le 10 août 1912, fait sourire avec une interruption inattendue et cocasse de Vanessa en plein milieu de la cérémonie.

    « C’est en vivant dans la maison de Virginia, Brunswick Square, et en particulier dans les mois précédant notre mariage, que je fus pour la première fois conscient du fait que la menace d’une dépression ou d’une maladie mentale pesait constamment sur elle. » Leonard W. s’efforce de décrire sa maladie (les médecins parlaient de neurasthénie), les symptômes, les signaux d’alerte, le refus de se nourrir, la migraine… que seul guérissait le repos total.

    « Quatre fois dans sa vie ces symptômes l’ont complètement envahie et elle a dépassé la frontière qui sépare l’état normal de la folie. » Une crise dans l’enfance, une autre « très grave » à la mort de sa mère, puis en 1914 et en 1940. Deux tentatives de suicide. Enfin sa noyade dans l’Ouse, en 1941. Il est très touchant de lire comment son mari a observé, protégé et soigné Virginia Woolf. J’ai été très sensible aux passages où il s’efforce d’expliquer cette « folie ». On y reconnaît certains symptômes, hélas, parfois observés chez un proche et on retrouve du courage à lire comment il y fait face.

    Avec une grande honnêteté intellectuelle et une empathie rare, Leonard W. rend compte de leur vie commune pendant près de trente ans avec ses bonheurs et ses épreuves. Vie de couple, vie mondaine, engagements sociaux, Hogarth Press, amitiés... Il décrit Virginia au quotidien et dans ses moments d’éclat, raconte comment elle s’installait pour écrire, son désordre.

    Virginia Woolf, hypersensible à la critique de ses livres, accordait une énorme importance au « verdict » de son mari à la lecture d’un manuscrit terminé. Leonard reconnaît avoir édulcoré son jugement dans les dernières années, pour l’aider à continuer. Pour qui aime Virginia Woolf, lire Ma vie avec Virginia de Leonard Woolf est un « must ».

  • Murmures

    burton,jessie,miniaturiste,roman,littérature anglaise,amsterdam,xviie,marchands,mariage,maison de poupée,culture,extrait« La salle des fêtes de la guilde des argentiers est vaste et pleine de monde. Les visages se fondent en un mélange d’yeux, de bouches et de plumes rebondissant sur des chapeaux. Autour d’eux enfle la cacophonie des tasses en argent et des rires gras des hommes qui répondent aux bavardages des femmes. Il y a une quantité presque monstrueuse de nourriture. De longues tables sur tréteaux, nappées de damas blanc, ont été mises bout à bout et garnies de plats de poulets, de dindes, de fruits confits, de tourtes à la viande et de chandeliers en argent tordus. Johannes tient fermement le bras de Nella alors qu’ils avancent le long des lambris en acajou. On dirait que murmures et ricanements les suivent. »

    Jessie Burton, Miniaturiste

  • Un étrange mariage

    Miniaturiste de Jessie Burton (son premier roman traduit de l’anglais par Dominique Letellier) nous entraîne dans les ruelles d’Amsterdam où arrive en octobre 1686 Nella Oortman, une jeune femme de la campagne que sa mère a été soulagée de donner en mariage, un an après la mort de son père couvert de dettes, à un marchand en vue, Johannes Brandt.

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    Précédant le récit, une photo de la luxueuse maison miniature de Petronella Oortman exposée au Rijksmuseum et une notice sur la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui a enrichi bien des commerçants au XVIIe siècle, montrent la volonté de la romancière de restituer fidèlement le milieu où évoluent les personnages principaux. Des mises en garde bibliques contre l’orgueil des riches et un récit de funérailles en guise de prologue donnent le ton.

    L’accueil de Nella, dix-huit ans, au Herengracht, le canal d’Amsterdam où Brandt possède une maison sur la « Courbe d’Or », est littéralement glacial : elle s’y présente seule avec son perroquet Peebo dans une cage, on tarde à lui ouvrir. Une grande femme vêtue de noir s’inquiète d’abord du volatile – « Est-ce que nous allons avoir une ménagerie ? » – avant de l’informer de l’absence de son frère Johannes, qui a signé le contrat de mariage deux mois plus tôt, sans avoir encore partagé la couche nuptiale.

    Les Brandt vivent là, servis par Otto, un noir, le premier que Nella voit de sa vie, et Cornelia, une vingtaine d’années, qui la conduit à sa chambre, somptueuse. Deux serviteurs, c’est assez, dit Marin : « Nous sommes des marchands, pas des fainéants. » Conformément à la Bible qui recommande de ne pas étaler ses richesses, la belle-sœur de Nella affiche une austérité de bon aloi, refuse les sucreries.

    Johannes Brandt, trente-neuf ans, l’a écoutée jouer du luth avant de l’épouser, puis est parti aussitôt s’occuper d’une cargaison pour Venise. Quand il revient de Londres, l’air épuisé, il se préoccupe d’abord de ses chiens, Rezeki et Dhana, puis va se coucher, repoussant son épouse qui a frappé à la porte de sa chambre – « Nous parlerons au matin, Nella. » N’est-ce pas ce que lui avait dit sa mère, quand elle l’avait questionnée sur l’amour ? « Elle veut de l’amour ! Elle veut les fraises et la crème. »

    C’est donc au petit déjeuner, « frugal » par humilité, que Nella découvre de plus près l’homme qu’elle a épousé. Pas un mot d’excuse de sa part, il parle surtout à sa sœur des dernières ventes « de tabac, de soie, de café, de cannelle, de sel ». Marin semble bien s’y connaître en affaires. « Nella se sent invisible, ignorée. C’est son premier jour chez eux, et ni l’un ni l’autre ne lui a posé la moindre question. »

    Il est question du sucre d’Agnès Meerman que Brandt devrait vendre, son mari s’impatiente. De trois hommes noyés la veille, des poids accrochés à leur cou. Puis Johannes sort. Marin : « Mon frère part. Il revient. Il repart. Vous verrez. Ce n’est pas difficile. N’importe qui peut le faire. » Nella n’a donc rien d’autre à faire que de s’inquiéter de son perroquet, gardé dans la cuisine alors qu’elle le voudrait dans sa chambre, de faire connaissance avec Otto et Cornelia pendant qu’ils travaillent, de découvrir la maison, ses peintures, ses objets. La nuit, elle attend Johannes en vain.

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    Maison miniature de Petronella Oortman au Rijksmuseum, à Amsterdam

    Quand elle lève la main vers un des deux luths conservés dans l’office, Marin l’empêche de les prendre : « ce sont des chefs-d’œuvre d’artisanat que vos doigts abîmeraient. » Et quand la jeune épouse s’inquiète de son époux : « Petronella, il doit travailler, et vous, vous deviez vous marier. » Quelle vie va-t-elle mener dans cette demeure où elle seule n’a aucun rôle ?

    Johannes « qui parle toutes les langues sauf celle de l’amour » rentre un jour avec un énorme cabinet en chêne et orme « avec un placage d’écaille de tortue et des incrustations d’étain », « soutenu par huit pieds incurvés et solides, deux rideaux en velours moutarde tirés sur sa façade » : son cadeau de mariage. Marin lui reproche aussitôt la dépense. Johannes offre à sa femme de quoi se distraire : l’intérieur du meuble est divisé en neuf pièces, tapissées ou lambrissées, c’est une réplique de leur maison.

    Alors Nella se décide à explorer toutes les pièces de sa nouvelle demeure, et entre même dans la chambre de Marin, étonnée d’y découvrir une richesse et une fantaisie à l’opposé de son apparence personnelle. Jamais mariée, la sœur de Johannes garde dans sa chambre une lettre d’amour, qui tombe d’un des livres que Nella a pris en main quand sa belle-sœur fait irruption, furieuse. Cette nuit-là, Nella descend à l’office et monte le perroquet dans sa chambre. Elle apprendra de Cornelia que les robes noires de Marin sont toutes doublées de zibeline et de velours.

    Dans La Liste de Smit, un registre des artisans et entreprises de la ville, elle va trouver, à « M pour Miniaturiste », quelqu’un à qui commander de quoi décorer sa maison vide. Sa première commande d’un luth avec ses cordes, d’une coupe de fiançailles et d’une boîte de pâtes d’amande, lui est livrée par un jeune Anglais, Jack Philips, ce qui semble irriter Johannes quand il l’aperçoit.

    Mais c’est surtout le contenu du paquet qui étonne Nella et fait surgir le fantastique dans ce récit réaliste : un message – « Toute femme est l’architecte de son propre destin » – accompagne les miniatures : de la pâte d’amandes dans une petite boite en argent avec ses initiales, un luth « plus petit qu’un doigt », une minuscule coupe en étain. On y a ajouté plusieurs choses non commandées : deux fauteuils en bois, répliques exactes de ceux de leur salon, un berceau, deux chiens miniatures et leur os – les whippets de Johannes.

    Jessie Burton construit peu à peu l’atmosphère mystérieuse de son roman : pourquoi Johannes tarde-t-il à toucher sa femme ? que cache Marin ? qui est ce miniaturiste qui a l’air de savoir mieux que personne ce qui se passe dans la maison des Brandt ? Nella va le découvrir avec curiosité et angoisse.

  • Porte dérobée

    lessing,doris,le carnet d'or,roman,littérature anglaise,liberté,communisme,féminisme,création littéraire,amitié,culture« Et en y réfléchissant, ce que j’ai fait si souvent, je découvre que j’arrive par une porte dérobée à l’une des autres questions qui m’obsèdent. Je veux dire la question de la « personnalité ». Dieu sait si l’on nous empêche d’oublier que la « personnalité » n’existe plus. C’est le sujet d’un roman sur deux, c’est celui des sociologues et de tous les autres –ologues. On nous a tellement rabâché que la personnalité humaine s’est désintégrée sous la pression de toutes nos connaissances que je l’ai même cru. Pourtant, quand je revois ce groupe sous les arbres et que je le recrée dans ma mémoire, je comprends soudain que c’est absurde. […]

    lessing,doris,le carnet d'or,roman,littérature anglaise,liberté,communisme,féminisme,création littéraire,amitié,cultureLes moments que je me rappelle ont tous cette assurance absolue d’un sourire, d’un regard, d’un geste sur un tableau ou dans un film. Suis-je alors en train de dire que la certitude à laquelle je m’accroche appartient à l’art visuel et non au roman – pas du tout au roman, conquis par la désintégration et l’effondrement ? Quel intérêt un romancier éprouverait-il à s’accrocher au souvenir d’un sourire ou d’un regard, alors qu’il connaît bien les complexités qui s’y dissimulent ? Et pourtant, si je ne le faisais pas je serais à jamais incapable de tracer un seul mot sur le papier : de même que je me retenais au bord de la folie, dans cette froide ville du nord, en me remémorant délibérément la sensation du soleil chaud sur ma peau. »

    Doris Lessing, Le carnet d’or

    Photo de Doris Lessing en 1962 (The Guardian - Photograph Stuart Heydinger/Observer)

  • Les carnets de Doris

    Le carnet d’or de Doris Lessing (traduit de l’anglais par Marianne Véron), ce gros roman dévoré avec passion il y a quarante ans, trônait depuis longtemps à l’avant de ma bibliothèque – allait-il tenir le coup à la relecture ? Je l’ai rouvert : « Les deux femmes étaient seules dans l’appartement. »

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    Aquarelle de John Jones d’après la couverture originale du roman

    Londres, été 1957. Anna et Molly, deux amies, discutent de Richard (l’ex-mari de Molly s’est annoncé) et de Marion, avec qui il vit à présent. « Dans leurs rapports, un équilibre s’était établi très tôt : Molly était plus au fait des choses de ce monde, mais Anna la dominait intellectuellement. » Aux yeux des autres, elles sont des « femmes libres », mènent le même genre de vie, sans être mariées. « Femmes libres », ce sera le titre de cinq parties du roman où « Le carnet d’or » s’intercale avant la dernière.

    Molly, une grande blonde aux cheveux courts, est actrice ; avant cela elle a beaucoup « bricolé – peinture, danse, théâtre, élucubration littéraire ». Elle ne supporte pas qu’Anna n’écrive plus, avec le talent qu’elle a. Anna n’aime pas trop Richard, mais il est venu la voir pour parler de Tommy, son fils de vingt ans qui « passe son temps à rêvasser ». L’homme d’affaires supporte mal que Molly, sa mère, se préoccupe si peu de son avenir. Anna, une petite brune menue aux cheveux « vaporeux », et Molly partagent leur « vie émotionnelle au jour le jour », se racontent presque tout.

    Le premier roman d’Anna Wulf sur un groupe de communistes en Afrique du Sud, « Frontières de guerre », a remporté un succès tel qu’elle vit encore sur l’argent ainsi gagné. Il traite aussi des rapports entre les blancs et les noirs, c’est en fait le choc de la ségrégation raciale qui a suscité son engagement politique (comme celui de Doris Lessing). On lui propose régulièrement d’en tirer un film, mais elle résiste aux scénarios réducteurs. Depuis cette publication, elle est bel et bien en proie à un blocage littéraire.

    Molly et Anna ont la même psychanalyste (elles l’appellent « Maman Sucre ») qui cherche aussi à la faire écrire. En réalité, Anna tient en secret des carnets de quatre couleurs : un noir qui concerne son travail d’écrivaine, un rouge pour la politique, un jaune où elle invente des histoires d’après son expérience, un bleu où elle tente de tenir son journal. Tour à tour, dans chacune des parties, nous lisons le contenu de ces quatre carnets.

    Le carnet d’or, paru en 1962, traite de questions on ne peut plus actuelles, même si la société a changé depuis lors : l’engagement social et politique (Molly et Anna adhèrent un temps au parti communiste, puis le critiquent en découvrant son aveuglement doctrinaire et le peu de considération accordée aux intellectuels), les relations entre les femmes et les hommes (le goût et le prix de l’indépendance), la vie de femme seule avec un enfant (Anna chérit sa fille Janet), la vie sexuelle, les règles, la psychanalyse et l’analyse des rêves, la solitude, la dépression…

    Et, bien sûr, l’écriture, la création littéraire y occupent une grande place. En 2007, le prix Nobel de littérature a couronné la romancière britannique (1919-2013) qui montre ici comment l’expérience personnelle et la construction imaginaire s’imbriquent, s’affrontent, se nourrissent l’une de l’autre. C’est passionnant de voir comment Anna transpose sa propre vie dans un univers fictif et cherche à écrire « la vérité ». Doris Lessing considérait Le carnet d’or comme un « roman expérimental ».

    A la relecture de ce roman culte pour les féministes (« si j’étais un homme sans l’obligation de me contrôler sans cesse, je serais très différente » écrit un jour Anna, fatiguée de son rôle de mère qui lui tient tant à cœur), j’ai été à nouveau frappée par sa modernité. En rupture complète avec une structure romanesque classique, Doris Lessing livre une sorte de radiographie de la société britannique des années 1950-1970 sans jamais répondre définitivement aux questions que se posent ses personnages, alliant analyse critique et ouverture.

    Sur près de six cents pages, Anna et Molly, « femmes libres » en lutte permanente pour rester fidèles à leurs convictions, observent la société, l’actualité politique, les comportements et les relations interpersonnelles, leur propre vie. C’est un point de vue original et décapant, une vision fragmentée très contemporaine. J’y ai trouvé certaines longueurs, mais je suis heureuse de m’être replongée dans ce roman si stimulant et si peu conformiste. Oui, comme l’a écrit Joyce Carol Oates : « On ne dira jamais assez combien ce livre a compté pour les jeunes femmes de ma génération. Il a changé radicalement notre conscience. »